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Récamier, Jeanne Françoise Julie Adélaïde Bernard / Souvenirs et correspondance tirés des papiers de Mme Récamier (1/2)
Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online
Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net.
This file was produced from images generously made available
by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)








SOUVENIRS ET CORRESPONDANCE
TIRÉS DES PAPIERS DE MADAME RÉCAMIER


Je regarde comme une chose bonne en soi que vous soyez aimée et
appréciée lorsque vous ne serez plus.

(Lettre de BALLANCHE, t. I, p. 312.)



DEUXIÈME ÉDITION

TOME PREMIER




PARIS
MICHEL LÉVY FRÈRES. LIBRAIRES-ÉDITEURS
RUE VIVIENNE, 2 BIS

1860




AVANT-PROPOS


La célébrité a ses dangers et ses épines: elle offre mille inconvénients
pendant la vie des personnes qui en jouissent, et quand elles ne sont
plus, il n'est pas toujours facile de mettre leur mémoire à l'abri de
l'erreur et des fausses interprétations. Celle de Mme Récamier est
restée environnée d'une douce et brillante auréole: c'est peut-être la
seule femme qui, n'ayant rien écrit et n'étant jamais sortie des limites
de la vie privée, ait mérité que sa ville natale proposât son éloge
public. Il semble que, plus qu'une autre, elle aurait dû échapper à la
loi commune, et pourtant l'ignorance des conditions toutes particulières
dans lesquelles elle a vécu, le peu de rapports qu'on trouve entre la
modestie de son existence et la grandeur de sa renommée, la livrent sans
défense, en quelque sorte, à toute la profanation des conjectures. Les
intentions les plus sincères ont quelquefois conduit ses panégyristes
eux-mêmes à des suppositions et à des jugements qui offusquent la pureté
de son souvenir.

Elle avait senti ce péril, et surmontant la répugnance qu'elle avait à
s'occuper d'elle-même, ses soins s'étaient attachés à recueillir les
renseignements au moyen desquels on pourrait faire un jour comme un
miroir de sa vie. L'ouvrage qu'on publie est l'accomplissement
imparfait, mais fidèle de cette intention: il répond dans une mesure
affaiblie, mais exacte, aux désirs qu'elle a exprimés, aux instructions
qu'elle a laissées.

Elle aurait pu elle-même écrire des _Mémoires_; sa famille et ses amis
l'en ont toujours pressée, et cédant à leurs instances, elle avait à
plusieurs reprises commencé ce travail. Diverses causes l'ont empêchée
de l'accomplir: avant tout, une singulière défiance de ses propres
forces, défiance certaine, quoiqu'inexplicable dans une femme habituée
aux plus éclatants succès personnels. C'était un des traits saillants de
son caractère: courageuse dans toutes les circonstances graves, assurée,
par mille preuves, de son empire sur les coeurs et les esprits, elle
avait posé elle-même, avec une exagération évidente, les limites de sa
puissance. Ce découragement mal justifié, mais permanent, s'étendait
jusqu'à sa beauté elle-même, le plus éclatant de ses attributs. Sous
l'influence de quelques-unes des idées qui dominaient dans sa jeunesse,
elle se croyait en dehors de la régularité grecque; elle considérait ses
traits comme impropres à la sculpture, et cette conviction fut la vraie
cause du chagrin qu'elle fit éprouver à Canova, lorsqu'elle se montra
peu satisfaite de ce que cet artiste avait modelé son buste de souvenir.

Dans l'ordre des choses de l'esprit, elle se subordonnait encore
davantage. Heureuse de réfléchir les nobles pensées, et se sentant
capable d'inspirer un beau langage, elle se refusait pour elle-même à
rien produire. Il lui répugnait d'écrire, même des lettres; et l'on voit
sans cesse ses plus fidèles amis s'efforcer en vain de dissiper la
crainte qui l'empêchait de développer sa correspondance; à plus forte
raison, refusait-elle de se croire appelée à composer un ouvrage de
longue haleine. Sans aucun des préjugés qu'on a quelquefois contre les
femmes auteurs, se sentant au contraire animée du goût le plus vif pour
les personnes de son sexe que la culture des lettres a honorées et qui
ont elles-mêmes honoré les lettres, elle se retranchait, toutes les fois
qu'on la pressait d'écrire, dans la plus sincère déclaration
d'incapacité.

L'expérience toutefois avait fini par la rendre moins craintive: mais
l'affaiblissement de sa vue, suivie, dans ses dernières années, d'une
cécité presque absolue, vint mettre un obstacle invincible au travail
qu'elle avait commencé. Elle n'avait pris aucune habitude de dicter, et
l'extrême ténuité de son écriture lui faisait depuis longtemps un
obstacle à se relire elle-même. Nous ne présumons donc pas qu'elle fût
allée bien loin dans son travail; mais, en tout cas, personne ne sait et
ne saura jamais jusqu'où elle l'avait conduit. Une disposition dernière,
dictée uniquement par un retour du sentiment de défiance dont nous
venons de parler, imposait l'obligation de détruire ce qu'elle avait
écrit de ses _Mémoires_. Le paquet qu'elle avait désigné expressément a
donc été brûlé; mais, dans le reste de ses papiers, on a heureusement
retrouvé quelques fragments, notamment ceux dont M. de Chateaubriand
s'était servi, jusqu'à en copier des pages, pour la rédaction de ses
propres _Mémoires_. Ils ont été insérés à leur date dans l'ouvrage que
nous publions.

Ces récits, ainsi que les lettres en petit nombre que nous avons pu
recueillir et que nous avons jugées dignes d'être imprimées, ne
manqueront pas, nous en sommes convaincus, d'exciter des regrets. Nous
ne croyons même pas nous faire illusion en pensant qu'ils produiront
l'effet de ces débris de poésie ou de sculpture échappés au naufrage de
l'antiquité, et qui nous charment d'autant plus que notre curiosité
reste au fond moins satisfaite.

Quoi qu'il en soit, ce que nous savons, à n'en pouvoir douter, c'est que
dans l'ouvrage tel que Mme Récamier l'avait conçu, elle se serait
montrée le moins possible. De même qu'elle réduisait son propre rôle
dans la vie à celui d'un lien affectueux et intelligent entre des âmes
d'élite et des esprits supérieurs, de même elle ne se croyait appelée
dans les Mémoires de sa vie qu'à témoigner, par les preuves qu'elle
avait rassemblées, en faveur de ses meilleurs amis. À défaut des
précieuses paroles dont elle avait été si souvent et si constamment
dépositaire, elle voulait faire un choix dans les lettres qu'on lui
avait écrites, et opposer ainsi, moins encore pour elle que pour les
autres, un bouclier sûr aux erreurs de l'avenir.

Sous ce dernier rapport, sa conviction était aussi arrêtée qu'elle était
indécise quant au mérite de ce qu'elle aurait écrit. Elle avait la
passion de la gloire de ses amis: tant qu'ils avaient vécu, tant qu'elle
avait pu agir sur eux, elle s'était attachée avec une vigilance
infatigable à leur offrir les soins, j'oserais dire, les ardeurs de son
amitié, comme un préservatif contre les fautes dans lesquelles l'orgueil
et l'ambition ne cessent d'entraîner les hommes. Après les avoir perdus,
elle faisait du culte de leur mémoire l'objet principal de son
existence. Habituée, par son discernement personnel et par certains
grands bonheurs de sa vie qu'il faut considérer comme des faveurs
signalées de la Providence, à mesurer son affection sur son estime, elle
voulait que le souvenir de ceux qu'elle avait aimés se défendit par
lui-même; et c'est pourquoi elle n'avait jamais reçu un de ces mots où
la beauté de l'âme se peint dans le moment des grandes épreuves, qu'elle
ne le réservât comme une perle de son trésor. L'enchâssement de ces
joyaux formait toute son ambition. En les léguant à sa fille adoptive,
elle lui imposait la tâche dont celle-ci s'acquitte aujourd'hui, dans
une espérance qui ne sera pas trompée, si la tendresse du coeur et le
sentiment du devoir accompli peuvent tenir lieu de puissance et de
talent.

Cette tendresse, dans laquelle elle croit avoir quelque droit de se
confier, ne doit pas, chez les indifférents, exciter la défiance.
L'existence de Mme Récamier n'a pas besoin d'être arrangée pour le
public. On a dit très-injustement qu'il n'y a pas un homme qui soit
grand pour son valet de chambre; les caractères vraiment beaux au
contraire sont ceux qui gagnent à être connus jusque dans leurs plus
intimes replis. Personne n'a mieux mérité que Mme Récamier d'être rangée
dans ce nombre. Indépendamment de ses proches, de ceux qui honorent sa
mémoire d'un culte filial, il subsiste encore assez de ses meilleurs
amis, de ceux qui l'ont connue, en quelque sorte, jusqu'au fond de
l'âme, pour rendre témoignage en faveur de sa supériorité morale.

Une illustre étrangère, la dernière duchesse de Devonshire, disait
d'elle: «D'abord elle est bonne, ensuite elle est spirituelle, après
cela elle est très-belle[1].» Que l'on retourne la proposition, et l'on
comprendra quel chemin ont infailliblement suivi les personnes qui se
sont de plus en plus rapprochées d'elle.

Tant qu'elle fut jeune--et sa jeunesse fut beaucoup plus longue que
celle de la plupart des femmes--elle exerça, par ses agréments, par un
charme indéfinissable, une séduction que l'on prétend avoir été
irrésistible. Cependant, sous cet épanouissement du premier jour, se
cachait l'attrait modeste d'une violette. Elle avait l'esprit aussi
attirant que les traits; peu à peu, la fine douceur de sa conversation
faisait oublier jusqu'à sa beauté. Pourtant le fond du caractère se
cachait encore: on pouvait attribuer ce philtre tout-puissant au seul
désir de plaire. Mais si elle vous avait jugé digne de faire un pas de
plus dans sa confiance, on entrevoyait alors toutes les prérogatives
d'une âme forte et vraie: on la trouvait dévouée, sympathique,
indulgente et fière. C'était à la fois la consolation et la force, le
baume dans les peines, le guide dans les grandes résolutions de la vie.

Si elle n'eût inspiré ce que nous pourrions appeler la céleste amitié
qu'à ceux qui avaient d'abord subi l'attrait de sa beauté, on pourrait
les soupçonner d'une illusion d'enthousiasme. Mais elle s'est montrée
aussi étonnamment attractive jusqu'au seuil même de la vieillesse.
Non-seulement elle a banni la jalousie du coeur des femmes, mais les
femmes qui l'ont aimée ne se sont pas distinguées de ses amis de l'autre
sexe par un attachement moins vif et moins profond. Enfin, elle a
rencontré des hommes, plus jeunes qu'elle de plus de trente ans, qu'un
autre sentiment préservait de la séduction extérieure qu'elle était
encore capable d'exercer, et qui, la voyant sans illusion préalable,
n'ayant pour ainsi dire affaire qu'à son âme, ont subi si complétement
son légitime ascendant, qu'ils éprouvent encore aujourd'hui un
froissement douloureux, si l'ignorance ou la légèreté profèrent en leur
présence un doute sur l'objet de leur respect.

Le livre qu'on publie renferme les pièces justificatives de cet empire
exercé pendant tant d'années sur tant d'âmes. Il serait indigne de celle
auquel on le dédie, s'il n'était entièrement sincère. Pour ce qui
concerne Mme Récamier elle-même, on n'a rien dissimulé, rien affaibli.
Pour ce qui regarde ses amis, il en est de deux sortes: les uns se sont
trouvés mêlés aux orages de la vie, les autres en ont traversé les
épreuves avec une pureté constante. On s'est conformé aux intentions de
Mme Récamier, en faisant valoir chez les premiers tout ce qui les
recommande, tout ce qui les fait aimer: on n'avait, pour les seconds,
qu'à ouvrir les secrets de leur âme.

La malignité ne trouvera peut-être pas son compte à cette ligne de
conduite; mais ce que la malignité recherche offre plus de chances
d'erreur encore que l'apologie. Le vice peut chercher l'ombre; la vie
dans laquelle les honnêtes gens aiment à se cacher dérobe aussi aux
regards des trésors de vertus pratiques et de bons sentiments qu'on n'a
pas assez souvent l'occasion de mettre en lumière. En soulevant le
voile, nous suivrons l'exemple que Mme Récamier nous a donné. Elle
aimait, disait-elle souvent, _à faire les tracasseries en bien_:
c'est-à-dire qu'elle ne manquait jamais de faire connaître tout ce
qu'elle savait de bon et d'honorable sur les uns et sur les autres.
Quels que soient les périls et les faiblesses de la société, il n'est
pas inutile de savoir ce qu'on gagne à vivre avec les gens de bien.

Ce serait tout à fait méconnaître Mme Récamier que de la ranger parmi
les exceptions volontaires. En quelque situation que le sort l'eût
placée, elle y eût porté une grande rectitude et le sentiment de tous
les devoirs. Les circonstances seules lui ont fait une destinée
particulière. Aussi n'est-il pas nécessaire d'avertir qu'on s'égarerait
en cherchant à l'imiter. Il faudrait, avec les mêmes qualités et le même
charme, une situation aussi rare, des temps aussi extraordinaires par
les contrastes, pour produire de nouveau une existence telle que la
sienne.

Souvent des femmes, faites pour une affection légitime et un bonheur
mérité, se trouvent rejetées loin de leur voie naturelle par un mariage
mal assorti; d'autres, après avoir accepté sans répugnance la
disproportion des âges, se rajeunissent en quelque sorte dans de seconds
liens, en recommençant une nouvelle vie, une vie de rapports égaux et
d'affection réciproque. Mme Récamier, qui n'éprouva jamais les amertumes
d'une situation faussée, vit cependant s'écouler ses meilleures années
sans qu'il lui fût possible de faire cesser l'extrême isolement auquel
elle avait été condamnée. Cette situation sans exemple, où elle avait
accepté un protecteur légitime sans apprendre ce qu'est un maître, lui
fut une sauvegarde contre des périls auxquels d'autres antécédents
l'auraient fait certainement succomber.

Elle en convenait elle-même: en voyant autour d'elle de jeunes époux,
des enfants, une famille qui s'élevait suivant les conditions communes,
elle avouait, non sans regret, qu'un mariage selon son âge et son coeur
lui aurait fait accepter avec joie toute l'obscurité du vrai bonheur.
Elle ne craignait pas d'ajouter qu'une déception marquée dans un rapport
ordinaire l'eût rendue vulnérable à des attaques contre lesquelles
continuait de la protéger le premier silence de son coeur. C'est ainsi
que pour ce qui fait la destinée normale d'une femme mariée, elle a
traversé en quelque sorte le monde sans le connaître.

Enfermée ainsi dans la solitude qui s'était faite autour de sa jeunesse,
elle était exposée à se méprendre sur les effets du besoin de plaire, et
à rendre malheureux ceux qui s'en faisaient une idée moins innocente et
plus sérieuse: elle fit plusieurs blessures de ce genre, et elle se les
reprochait. Mais pour de pareils malentendus, quelque cruels qu'ils
fussent, quel heureux empire, quelle douce influence n'exerça-t-elle
pas? Après une courte expérience de son caractère et de ses résolutions,
il fallait de l'obstination et presque de l'aveuglement pour ne pas
s'apercevoir de ce que son amitié avait de préférable à toutes les
chances de la passion. C'est le propre des dévouements de la vie
religieuse, de transformer en un bienfait qui s'étend à toutes les
souffrances la tendresse concentrée d'ordinaire dans le cercle étroit
des devoirs de famille. Mme Récamier fait comprendre, mieux que
personne, la possibilité qu'un ministère aussi compatissant soit
départi, parmi les frivoles délicatesses du monde, à des personnes qui
ont perdu le droit de faire un abandon exclusif de leur affection.

Et encore, avec les classifications ordinaires de la société, comment
admettre une influence aussi étendue? comment, à moins d'un trône ou
d'un théâtre, conquérir la notoriété nécessaire à une action de ce
genre? Dans les conditions où nos pères ont vécu ou dans celles qui
existent aujourd'hui, la reine ou l'idole d'un cercle ne pourra que
demeurer inconnue à tous les autres. Il en fut autrement pour Mme
Récamier.

La date de son mariage correspond à l'époque la plus terrible de notre
histoire: elle vit s'épanouir sa jeunesse au moment où la France
commençait à respirer; et lorsque les représentants de la classe
proscrite rentrèrent dans leur pays, ils n'y trouvèrent à leur
convenance d'autre maison ouverte que la sienne. Les plus distingués de
ses nouveaux amis, MM. Mathieu et Adrien de Montmorency, n'oublièrent
jamais ce qu'ils lui avaient dû de reconnaissance à cette époque de
transition, et quand l'ancienne société reprit ses prétentions avec son
rang, Mme Récamier, malgré ses malheurs de fortune, se trouva, par la
solidité de ses relations, à l'abri des distinctions dédaigneuses, sans
qu'on lui fît une loi de se déclasser, sans qu'elle eût besoin d'abjurer
les rapports que sa naissance lui avait faits.

La réputation de sa beauté, établie dans un moment où tous les regards
pouvaient se concentrer sur un seul point, lui offrait en perspective
plus de dangers encore que de triomphes. Si l'on reconnaît que, sans cet
avantage, elle ne se serait point fait une position aussi particulière
dans le monde, on comprend aussi qu'elle n'a pu la conserver et
l'étendre qu'avec des qualités bien autrement durables et sérieuses.
Après des épreuves amenées par la fierté de son caractère et la fidélité
de ses affections, la Restauration la trouva toute préparée pour
entreprendre entre les partis l'oeuvre de conciliation qui était dès lors
le plus grand besoin de la France. Elle offrait à toutes les opinions un
terrain neutre et indépendant; les âmes les plus droites et les plus
distinguées y furent attirées par les meilleurs instincts de leur
nature.

Toutefois Mme Récamier n'était qu'à demi faite pour un rôle public: si
elle se plaisait à exercer un charme extérieur, des sentiments plus
jaloux dominaient le meilleur de son âme, et le combat de ces sentiments
entraînait ses plus importantes résolutions. C'est ce qu'on verra
très-clairement, nous l'espérons du moins, dans l'ouvrage que nous
donnons au public. On notera sans peine ce qui suspendit, ce qui limita
l'action indirecte qu'elle pouvait exercer sur les affaires publiques;
et tout en admirant la dignité de sa conduite, on regrettera, nous n'en
doutons pas, qu'elle se soit vue dans l'obligation de s'éloigner, au
moment même où éclatait la crise qui devait décider du sort de la
monarchie restaurée.

Ainsi se trouvèrent déçues les espérances que les esprits modérés
pouvaient fonder sur elle. Mais ce nouvel exemple d'une belle occasion
manquée, comme on en rencontre tant dans notre histoire, a-t-il été
complétement inutile, et ne pouvons-nous pas encore aujourd'hui tirer
quelque profit de ces tentatives infructueuses? Le passé, nous
l'espérons du moins, n'est jamais perdu sans retour: en apprenant à
mieux connaître tout ce que valaient les hommes de la Restauration dont
Mme Récamier fut le centre et le lien, on doit enfin comprendre ce que
la France depuis soixante-dix ans a perdu à tant de discordes et de
défiances; on peut, avec une conviction plus forte, se diriger soi-même,
et diriger l'esprit des autres dans le sens du rétablissement d'une
harmonie durable entre toutes les classes de la nation française. Plus
qu'aucune autre, Mme Récamier aurait mérité d'être le symbole d'une
telle réconciliation.

En entreprenant l'ouvrage que nous offrons au public, notre premier
devoir était de reproduire d'une manière scrupuleusement fidèle l'esprit
dans lequel Mme Récamier elle-même l'aurait conçu. Nous ne craignons pas
d'affirmer qu'on trouvera ici, quant à l'appréciation des événements et
des hommes, beaucoup moins notre jugement personnel que le sien. À la
voir si impartiale, on aurait pu la croire indifférente; mais elle avait
la passion du bien, et avec un sentiment pareil, on ne court le risque
de tomber ni dans le doute, ni dans l'égoïsme.

Entre ses deux existences, celle de ses affections étroites, et celle de
ses relations plus générales, notre choix ne pouvait non plus être
douteux. Il nous eût été facile de dérouler le tableau tout à fait
extraordinaire de ses rapports extérieurs. Le nombre des personnes qui
l'ont approchée, et auxquelles elle a eu le secret, par son
intervention, par ses démarches, par ses paroles, je dirais presque par
son sourire, de faire du bien, est vraiment incalculable: nous avons
tant de preuves de ce rayonnement universel que nous aurions pu en
remplir des volumes. Mais ce foyer auquel avaient recours toutes les
souffrances de l'âme et toutes les inquiétudes de l'esprit aurait-il pu
exister, si la chaleur communicative ne s'en fût alimentée à des sources
plus secrètes? Beaucoup des personnes mêmes qui, à cause de la
reconnaissance quelles gardent à la mémoire de Mme Récamier,
s'étonneront de ne pas rencontrer leur nom dans ces volumes, en
apprenant à connaître ce qu'était la vie, pour ainsi dire, profonde de
celle dont elles bénissent le souvenir, nous pardonneront d'avoir
insisté sur le côté le plus essentiel et le moins connu de cette nature
privilégiée.

À vrai dire, trois noms seulement dominent cette histoire d'une femme.
Mathieu de Montmorency, Ballanche, Chateaubriand.

Au moment le plus périlleux de sa jeunesse, Dieu lui envoie, dans la
personne du premier, un ami sûr et vigilant, un guide qui suffit pour
expliquer qu'elle ait traversé pure tant de séductions et d'embûches; et
elle ne le perd qu'à l'époque où elle n'avait plus de victoires à
remporter sur elle-même.

Quelques années après la formation de ce lien, elle distingue à la
première vue, sous les dehors les plus simples et sous une enveloppe
étrange, un coeur d'or, un rare esprit, un talent à part, dans le naïf
imprimeur de Lyon, et cette affection, qui se donne sans condition et
sans réserve, achève de compléter sa sauvegarde: elle comprend que, pour
assurer une récompense proportionnée à un dévouement de cette nature,
elle n'aura qu'à se montrer digne d'elle-même.

D'ailleurs, ce qui fait la sécurité de son âme produit aussi l'équilibre
de sa vie. Entre deux amis si dissemblables par l'origine, mais traités
avec une égalité d'affection et de respect, le public devait reconnaître
dans Mme Récamier une image éclatante de cette unité de la société
française qui a fait son charme et sa force depuis deux siècles, et il
ne s'y est pas mépris.

Avec ces deux amitiés parfaites, et qui avaient quelque droit de se
croire suffisantes, l'existence de Mme Récamier aurait pu s'écouler
paisible, sûre, et presque heureuse. Mais ce triple rapport n'offrait
que des dévouements à accepter: il n'y en avait pas à répandre. Mme
Récamier avait une première fois donné son coeur à Mme de Staël: il était
dans sa nature d'aimer passionnément ce qu'elle admirait le plus; la
mort prématurée de l'auteur de _Corinne_ laissa chez elle un vide
immense que M. de Chateaubriand, par les mêmes causes, vint bientôt
remplir. Cette fois, ce n'était pas seulement un grand génie à adopter,
c'était un malade à guérir. L'illustre écrivain fut assez longtemps à
comprendre la nature du sentiment qui l'attirait vers Mme Récamier, et à
subordonner à ce lien d'un genre nouveau pour lui son caractère en
partie gâté par trop d'adulations et de succès. Il y eut un moment cruel
de malentendu et de crise: mais cette douloureuse épreuve tourna au
profit de l'amitié. Le vieil homme était vaincu; sa défaite avait
dégagé, des éléments contraires, les qualités nobles et généreuses qui
dominaient dans une nature trop riche pour son propre bonheur. Une
influence de paix et de sérénité descendit sur le découragement de l'âge
et les tristesses de l'isolement.

C'est sur ces trois personnes, Mathieu de Montmorency, Ballanche et
Chateaubriand, que roulent les huit livres de ces _Souvenirs_. Mme de
Staël se rattache à Mathieu de Montmorency, son ami; le duc de Laval,
léger, mais chevaleresque et fidèle, continue la figure de son cousin,
après que celui-ci a disparu du monde; le prince Auguste de Prusse, avec
sa passion respectueuse et son attachement loyal, a pour mission
d'attester, auprès de celle qui refusa sa main, la grandeur du sacrifice
et l'austérité du devoir.

Ce qui vient ensuite, la famille qu'elle avait groupée autour d'elle, le
jeune ami, M. Ampère, auquel elle s'était plu à montrer la route des
sentiments généreux et de l'emploi relevé du talent, l'ami des derniers
jours, M. le duc de Noailles, ce contemporain de Louis XIV, chargé en
quelque sorte d'apporter l'hommage du XVIIe siècle à l'héritière des
meilleures traditions de la société française, toutes les figures enfin
que l'on verra se produire d'une manière plus ou moins saillante dans
ces _Souvenirs_, placées, ou tout près de son coeur, ou à des degrés
divers au-dessus du cortège de sa renommée, forment la transition entre
les relations essentielles que nous nous sommes plu à peindre, et le
mouvement extérieur du monde dont il nous a paru superflu de développer
les détails.

Cependant, tout en restant fidèle au plan que nous nous étions tracé,
nous aurions pu donner beaucoup plus de développement à cet ouvrage.
Mais quel que soit l'intérêt qu'un sujet présente, il faut se donner de
garde de l'épuiser. On a trop abusé, surtout à notre époque, de la
curiosité publique. Nous avons préféré, pour notre compte, laisser
deviner, au risque d'exciter des regrets, tout ce que les
correspondances recueillies par Mme Récamier renferment encore de
richesses pour l'esprit et pour le coeur.

À la nouvelle de l'entreprise que nous venons d'achever, une femme, qui
a bien connu Mme Récamier, et qui, par ses qualités supérieures, était
digne de l'apprécier, nous écrivait: «Vous remplissez un voeu bien ardent
chez moi en faisant connaître cette incomparable personne. Elle était,
en effet, incomparable de toute manière, par ses charmantes qualités
d'abord, et parce que ces qualités avaient quelque chose de si
particulier, que je ne crois pas que jamais une autre puisse les
rappeler parfaitement. On ne trouvera plus que quelques traits épars de
cette grâce suprême.» Ce serait notre faute si, après les témoignages
que nous avons produits, on avait désormais, sur la femme qui nous fut
si chère, un autre avis que l'amie dont les paroles nous ont servi
d'avance d'encouragement et de justification.




SOUVENIRS ET CORRESPONDANCE TIRÉS DES PAPIERS DE MADAME RÉCAMIER




LIVRE PREMIER


Jeanne-Françoise-Julie Adélaïde Bernard naquit à Lyon, le 4 décembre
1777. Son père, Jean Bernard, était notaire dans la même ville; c'était
un homme d'un esprit peu étendu, d'un caractère doux et faible, et d'une
figure extrêmement belle, régulière et noble. Il mourut en 1828, âgé de
quatre-vingts ans, et conservait encore dans cet âge avancé toute la
beauté de ses traits.

Mme Bernard (Julie Matton) fut singulièrement jolie. Blonde, sa
fraîcheur était éclatante, sa physionomie fort animée. Elle était faite
à ravir, et attachait le plus haut prix aux agréments extérieurs, tant
pour elle-même que pour sa fille. Elle mourut jeune encore, et toujours
charmante, en 1807, d'une douloureuse et longue maladie; elle s'occupait
encore des soins et des recherches de sa toilette sur la chaise longue
où ses souffrances la condamnaient à rester étendue. Mme Bernard avait
l'esprit vif, et elle entendait bien les affaires: un sens droit, un
jugement prompt lui faisaient discerner nettement les chances de succès
d'une entreprise; aussi gouverna-t-elle très-heureusement et accrut-elle
sa fortune. Elle voulut par ses dispositions testamentaires assurer
l'indépendance de la situation de sa fille unique; mais quoique mariée,
séparée de biens et sous le régime dotal, Mme Récamier s'associa avec
une généreuse et inutile imprudence aux revers de son mari, et compromit
sa propre fortune sans le sauver de sa ruine.

J'ignore la circonstance qui mit Mme Bernard en relation avec M. de
Calonne; mais ce fut sous son ministère, en 1784, que M. Bernard,
notaire à Lyon, fut nommé receveur des finances à Paris, où il vint
s'établir, laissant sa fille Juliette à Villefranche, aux soins d'une
soeur de sa femme, Mme Blachette, mariée dans cette petite ville.

Le souvenir de Mme Récamier se reportait quelquefois, et toujours avec
un grand charme, sur les premières années de son enfance. C'est à cette
époque que prit naissance dans son coeur une affection, qu'aucune
circonstance ne put altérer, pour la jeune cousine avec laquelle on
l'élevait. Mlle Blachette, qui devint plus tard la baronne de Dalmassy,
et qui fut une très-jolie et spirituelle personne, n'était alors qu'une
enfant comme Juliette. Mme Récamier racontait quelquefois ses promenades
autour de Villefranche avec sa cousine et les autres enfants de la
ville, filles et garçons, les privilèges dont elle jouissait dans la
maison de son oncle où régnait une stricte économie, et la passion
très-vive qu'avait pris pour elle, petite fille de six ans, un garçon à
peu près du même âge, Renaud Humblot. Les riantes et gracieuses
impressions de l'enfance embellissaient pour elle et avaient gravé dans
sa mémoire, d'une manière tout à fait aimable, ce premier de ses
innombrables adorateurs.

Après quelques mois de séjour à Villefranche. Juliette fut mise en
pension au couvent de la Déserte, à Lyon. Elle y trouvait une autre soeur
de sa mère qui s'était faite religieuse dans cette communauté. Le temps
qu'elle passa à la Déserte laissa dans le coeur de Juliette une trace
ineffaçable; elle aimait à en évoquer le souvenir. M. de Chateaubriand,
dans ses _Mémoires d'Outre-Tombe_, après avoir décrit la belle situation
de l'abbaye, cite quelques lignes écrites par Mme Récamier sur cette
époque chère à sa pensée. J'ai moi-même retrouvé dans ses papiers, parmi
quelques débris des souvenirs qu'elle avait écrits, et qui par son ordre
ont été brûlés à sa mort, ce même fragment sur le couvent de la Déserte,
et je l'insère ici tel que je l'ai recueilli, M. de Chateaubriand ne
l'ayant pas donné tout entier:

«La veille du jour où ma tante devait venir me chercher, je fus conduite
dans la chambre de Mme l'abbesse pour recevoir sa bénédiction. Le
lendemain, baignée de larmes, je venais de franchir la porte que je me
souvenais à peine d'avoir vue s'ouvrir pour me laisser entrer, je me
trouvai dans une voiture avec ma tante, et nous partîmes pour Paris.--Je
quitte à regret une époque si calme et si pure pour entrer dans celle
des agitations; elle me revient quelquefois comme dans un vague et doux
rêve, avec ses nuages d'encens, ses cérémonies infinies, ses processions
dans les jardins, ses chants et ses fleurs.

«Si j'ai parlé de ces premières années, malgré mon intention d'abréger
tout ce qui m'est personnel, c'est à cause de l'influence qu'elles ont
souvent à un si haut degré sur l'existence entière: elles la contiennent
plus ou moins. C'est sans doute à ces vives impressions de foi reçues
dans l'enfance que je dois d'avoir conservé des croyances religieuses au
milieu de tant d'opinions que j'ai traversées. J'ai pu les écouter, les
comprendre, les admettre jusqu'où elles étaient admissibles, mais je
n'ai point laissé le doute entrer dans mon coeur.»

Avec M. et Mme Bernard était venu s'établir à Paris un ami, un camarade
d'enfance de M. Bernard, veuf dès lors et qui, à dater de cette époque,
ne sépara plus son existence de celle du père de Juliette: ils eurent,
pendant plus de trente ans, même maison, même société et mêmes amis. M.
Simonard formait d'ailleurs un contraste à peu près complet avec M.
Bernard. Il avait autant de vivacité que son ami avait de lenteur et
d'apathie, beaucoup d'esprit, de culture intellectuelle, une âme
dévouée: mais autant ses affections étaient vives et fidèles, autant ses
antipathies étaient fortes, et il ne prenait nul souci de les
dissimuler.

Épicurien très-aimable et disciple de cette philosophie sensualiste qui
avait si fort corrompu le XVIIIe siècle, Voltaire était son idole, et
les ouvrages de cet écrivain, sa lecture favorite. D'ailleurs,
aristocrate et royaliste ardent, homme plein de délicatesse et
d'honneur.

Dans l'association avec le père de Juliette, M. Simonard était à la fois
l'intelligence et le despote; M. Bernard, de temps en temps, se
révoltait, contre la domination du tyran dont l'amitié et la société
étaient devenues indispensables à son existence; puis, après quelques
jours de bouderie, il reprenait le joug, et son ami l'empire, à la
grande satisfaction de tous deux.

M. Simonard mourut un peu avant son ami, et comme lui, dans un âge fort
avancé. Il conserva jusqu'au bout de sa carrière ses goûts d'homme du
monde, de gourmand aimable et de généreux ami.

Atteint par la maladie dans la plénitude de son intelligence, il demanda
un prêtre, reçut avec respect et recueillement les derniers sacrements
de la religion et fit une mort édifiante dont nous fûmes consolés sans
en être surpris: en effet, les doctrines de Voltaire n'avaient faussé
que son esprit; son coeur était resté bon et charitable.

Je ne résiste point à l'envie de consigner ici une anecdote que j'ai
entendu raconter d'une façon charmante à cet aimable vieillard.

Royaliste, comme je l'ai dit, il conservait un culte véritable pour la
mémoire de la reine Marie-Antoinette dont il avait été le fervent
admirateur.

En arrivant à Paris, vers 1786, sa première curiosité avait eu la reine
pour objet, et après l'avoir vue il chercha, avec plus d'empressement
encore, les occasions de la rencontrer. Apprenant qu'il allait y avoir
une grande chasse à courre à Saint-Germain, il résolut d'y aller, se
promettant de jouir toute cette matinée de la vue de sa belle
souveraine.

M. Simonard était petit, court, gros; son nez était fort grand, il
n'avait nulle habitude de monter à cheval, et devait y faire une
singulière figure. En arrivant à Saint-Germain il s'assure d'un cheval
de louage, l'enfourche et se rend au lieu du rendez-vous de la chasse
royale; piquant sa méchante monture, il prend le pas de la brillante
cavalcade et parvient à se placer assez près de la reine.

Il suivait la chasse obstinément sans perdre de terrain, lui et sa bête
ruisselant de sueur et de fatigue; et la reine eut bien vite remarqué ce
cavalier acharné à sa poursuite et son étrange équipage: elle était à
cheval elle-même et de temps en temps tournait la tête gaiement pour
voir si ce drôle d'admirateur se laissait distancer: il tenait bon.

Enfin, au détour d'une allée, le gros de la chasse s'étant un peu
dispersé, et la suite de la reine se réduisant à un petit nombre de
personnes, M. Simonard maintenant sa poursuite, la reine s'arrêta et se
retournant vers lui avec un bon et franc rire:

«Comptez-vous, Monsieur, lui dit-elle, suivre ainsi la chasse bien
longtemps?

--Aussi longtemps, Madame, que les jambes de mon cheval pourront me
porter.» La pauvre bête expirait. La reine rit de nouveau, salua et prit
le galop.

M. Simonard aimait à conter cette aventure à ceux qui reprochaient à la
reine un peu de hauteur.

Serait-il impossible que cette chasse à courre ait été celle dont M. de
Chateaubriand fait le récit dans ses mémoires, et où, en 1787, il fut
admis à monter dans les carrosses du roi?

À l'époque où Juliette arriva à Paris pour ne plus quitter sa mère, rien
n'était déjà plus charmant et plus beau que son visage, rien de plus gai
que son humeur, rien de plus aimable que son caractère. Le fils de M.
Simonard, qui était du même âge qu'elle, devint l'ami et le camarade de
ses jeux. Voici une petite anecdote de leur enfance que j'ai entendu
conter à Mme Récamier:

L'hôtel que M. Bernard habitait rue des Saints-Pères, 13, avait un
jardin dont le mur, mitoyen avec la maison voisine, séparait les deux
propriétés. Ce mur avait à son sommet une ligne de dalles plates qui
formaient une sorte d'étroite terrasse sur laquelle il était facile de
marcher. Simonard grimpait sur ce mur, y faisait grimper sa petite
compagne et la roulait en courant sur le haut du mur dans une brouette.
Ce dangereux plaisir les divertissait infiniment l'un et l'autre. Le
jardin du voisin possédait de très-beaux raisins en espalier le long de
la muraille; les deux enfants les convoitèrent longtemps, et Simonard se
hasarda à en dérober des grappes: Juliette faisait le guet. Ce manége se
renouvela si souvent que le voisin s'aperçut de la disparition de ses
raisins. Il ne lui fut pas difficile de conjecturer d'où pouvaient venir
les picoreurs de sa vigne. Furieux, il se met en embuscade, et quand les
deux enfants sont bien occupés à prendre le raisin, il leur crie d'une
voix tonnante: «Ah! je prends donc enfin mes voleurs!» D'un saut le
petit garçon disparut dans son jardin. La pauvre Juliette, restée au
sommet du mur, pâle et tremblante, ne savait que devenir. Sa ravissante
figure eut bien vite désarmé le féroce propriétaire, qui ne s'était pas
attendu à avoir affaire à une si belle créature en découvrant les
maraudeurs de son raisin. Il se mit en devoir de rassurer et de consoler
la jolie enfant, promit de ne rien dire aux parents et tint parole:
cette aventure fit cesser toute promenade sur le mur.

Juliette était extrêmement bien douée pour la musique; on lui donna des
leçons de piano. Le penchant qu'elle avait montré dans son enfance
devint chez elle avec les années un goût très-vif, et, jeune femme, Mme
Récamier fit de la musique avec les plus habiles artistes de son temps.
Elle jouait non-seulement du piano, mais de la harpe, et prit de
Boïeldieu des leçons de chant. Sa voix était peu étendue, expressive,
harmonieusement timbrée. Elle cessa de chanter de très-bonne heure; elle
abandonna la harpe, mais elle trouva, jusqu'à la fin de sa vie, dans le
piano, de vraies et vives jouissances. Juliette avait eu de tout temps
une mémoire musicale étendue: elle aimait à jouer de mémoire, pour
elle-même, seule, à la chute du jour. Je l'ai entendue souvent exécuter
ainsi dans l'obscurité tout un répertoire de morceaux des grands
maîtres, d'un caractère mélancolique, et en éprouver une impression
telle, que les larmes inondaient son visage. Cette habitude contractée
de bonne heure, cet heureux don de retenir les morceaux qui la
frappaient, permirent à Mme Récamier dans un âge avancé, alors que la
cécité avait voilé ses yeux, de jouer encore et d'endormir de tristes
souvenirs à l'aide de la musique.

L'éducation de Juliette se faisait chez sa mère qui la surveillait avec
grand soin. Mme Bernard aimait passionnément sa fille, elle était
orgueilleuse de la beauté qu'elle annonçait: ayant le goût de la parure
pour son propre compte, elle n'y attachait pas moins d'importance pour
sa fille et la parait avec une extrême complaisance. La pauvre Juliette
se désespérait des longues heures qu'on lui faisait employer à sa
toilette, chaque fois que sa mère l'emmenait au spectacle ou dans le
monde, occasions que Mme Bernard, dans sa vanité maternelle, multipliait
autant qu'elle le pouvait. Ce fut ainsi qu'elles allèrent à Versailles
pour assister à l'un des derniers grands couverts où parurent le roi
Louis XVI, la reine Marie-Antoinette et toute la famille royale, avec le
cérémonial de l'ancienne monarchie.

Dans ces occasions, le public était admis à circuler autour de la table
royale. Les yeux des spectateurs venus pour admirer les magnificences de
Versailles et l'attention même de la famille royale furent, ce jour-là,
attirés par la beauté de l'enfant qui se trouvait au premier rang des
curieux. La reine remarqua qu'elle paraissait à peu près de l'âge de
Madame Royale, et envoya une de ses dames demander à la mère de cette
charmante enfant de la laisser venir dans les appartements où la famille
royale se retirait. Là, Juliette fut mesurée avec Madame Royale et
trouvée un peu plus grande. Elles étaient en effet précisément de la
même année, et elles avaient alors onze ou douze ans. Madame Royale
était fort belle à cette époque; elle parut médiocrement satisfaite de
se voir ainsi mesurée et comparée avec une enfant prise dans la foule.

Ce fut à l'église Saint-Pierre-de-Chaillot, en 1791, que Juliette fit sa
première communion. À l'époque où M. Bernard avait rappelé sa fille
auprès de lui, sa femme était jeune encore, remarquablement agréable,
spirituelle et gracieuse. Leur existence était aisée, élégante; tous
deux aimaient à recevoir et leur maison, ouverte à tous les gens
d'esprit, devait l'être surtout aux Lyonnais. Mme Bernard recherchait et
attirait les gens de lettres; elle avait une loge au Théâtre-Français,
et donnait à souper plusieurs fois par semaine.

Ce fut chez sa mère que Juliette connut M. de Laharpe. Lemontey, venu à
Paris, qu'il ne quitta plus, comme député à l'Assemblée législative,
était fort assidu chez Mme Bernard; Barrère y était reçu, et rendit plus
d'un service à la famille dans les mauvais jours de la révolution. Entre
les Lyonnais qui fréquentaient le plus habituellement cette maison se
trouvait M. Jacques Récamier, qui occupait déjà une situation importante
parmi les banquiers de Paris.



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